Consommation, prix des médicaments dans le monde et réalité maghrébine:

Le médicament représente une composante essentielle de la politique sanitaire. Il se situe à la base de toute prise en charge thérapeutique. Le médicament possède plusieurs facettes aussi essentielles les unes que les autres. En effet, il s’agit d’un produit industriel dont la fabrication fait appel aux technologies les plus modernes. C’est aussi un objet de commerce car il a un coût et un prix souvent sans aucun lien entre eux. La recherche et l’innovation accompagnent le médicament de manière quasi-permanente et à tous ses stades de développement.
Le médicament permet à la communauté internationale de se prémunir, de se protéger contre les épidémies et les maladies ainsi que de corriger les troubles aigues ou chroniques chez l’homme ou l’animal. Rares sont les domaines où le perfectionnisme atteint un tel niveau.
Il suffit par exemple, que sur la planète, apparaisse un effet indésirable inattendu pour que le produit fasse l’objet de nouvelles évaluations dont les conséquences peuvent être graves pour le produit et le laboratoire exploitant. Aux yeux du consommateur, le médicament représente l’espoir et la délivrance alors que l’auscultation et les explorations sont génératrices d’angoisse.
Pour toutes ces raisons et bien d’autres, le médicament possède un caractère mythique et les gouvernements les plus libéraux ne cessent d’adopter une attitude interventionniste directe ou indirecte à son égard. Chaque étape de la vie d’un médicament est réglementée de manière souvent consensuelle et harmonieuse par l’ensemble des pays et des partenaires du secteur.
Marché pharmaceutique du médicament
Le chiffre d’affaire des médicaments ne cesse de connaitre une croissance d’année en année il se situe actuellement à près de 1,3 Trillion de $US (Figure 1). Les Etats-Unis représentent de loin le premier marché pharmaceutique avec 41% du total, devant le groupe des cinq premiers pays européens (13%), et la Chine (11%).


Il faut signaler dans ce cadre une importante évolution au cours des trente dernières années. En effet dans les années 80 environ 15% de la population (Amérique du Nord, Europe de l’Ouest et Japon) consommait 85% de l’enveloppe pharmaceutique réduisant le reste de la population mondiale aux 15% restants.
Cette situation a évolué puisque les pays émergeants représentent actuellement près de 25% de la consommation mondiale du médicament et se situent à un niveau comparable à l’Europe. Dans ce cadre on sent de plus en plus le poids décisionnel des pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) (Figure 2et 3).

Le vieillissement des populations, l’amélioration de la prise en charge, le recours effréné aux explorations de plus en plus sophistiquées et le découverte de médicaments de plus en plus cher représentent les principaux facteurs influençant cette évolution.
La majorité de la croissance en valeur des cinq prochaines années est attendue sur les pays « matures» (Amérique du Nord, Europe, Japon et Corée du Sud) alors qu’une plus faible part de la croissance est apportée par les pays émergents », (IQVIA/IMS). Les pays émergents vont continuer à tirer la croissance en volume.
Le classement des dix premiers laboratoires dans le monde (Tableau 1) indique que leurs chiffres d’affaires dépassent de loin le PIB de nombreux pays en développement. Ce sont de véritables Etats qui pèsent sur les politiques internationales et les décisions sanitaires dans le monde.
Classement | Laboratoire | Pays | Chiffre d’affaires 2019 en Milliars de $US |
1 | Johnson & Johnson | USA | 53,5 |
2 | Novartis | Suisse | 51,1 |
3 | Roche | Suisse | 47,2 |
4 | Pfizer | USA | 46,6 |
5 | MSD | USA | 43,4 |
6 | ABBVIE | USA | 40,8 |
7 | SANOFI | France | 40,6 |
8 | GSK | UK | 39,5 |
9 | BMS | USA | 37,1 |
10 | LIILLY | USA | 31,2 |
Tableau : Chiffre d’affaires des 10 premiers laboratoires dans le monde (IQVIA/LEEM)
Sur un autre plan les 10 premiers produits dans le monde font 10,1% du chiffre d’affaires global (Tableau 2). Ils indiquent une nette tendance vers des produits de nouvelles générations issus de technologies ou de découvertes récentes
Classement | Produit | Laboratoire | Classe Thérapeutique |
1 | HUMIRA | ABBVIE | Antirhumatismal |
2 | ELIQUIS | BMS | Anticoagulant |
3 | KEYTRUDA | MSD | Anticancéreux |
4 | XARELTO | BAYER | Antithrombotique |
5 | LANTUS | SANOFI | Antidiabétique |
6 | ENBREL | PFIZER | Antirhumatismal |
7 | STELARA | JANSEN CILAG | Immunosuppresseur |
8 | OPDIVO | BMS | Anticancéreux |
9 | JANUVIA | MSD | Antidiabétique |
10 | TRULICITY | LILLY | Antidiabétique |
Ces chiffres des tableaux 1 & 2 ne tiennent pas compte des évolutions récentes introduite par la pandémie du Covid 19 et la mise sur le marché de nouveaux vaccins.
Rien que pour Pfizer/BioNtech et Moderna la vaccination va générer au moins 45 Milliards de $US rien qu’en 2021.
Au-delà de cette conjoncture particulière, il est indéniable que la maitrise de la fabrication des médicaments et des dispositifs médicaux apparait comme une priorité pour les pays. Cette crise a mis à nu les réactions nationalistes et la nécessité de disposer d’un outil national capable de permettre au système national de fonctionner.
Prix des médicaments
Il faut d’emblée noter qu’aucun nouveau médicament n’apporte des économies en matière de prise en charge thérapeutique. Les « décideurs » doivent accepter des prix toujours de plus en plus élevés quelque soit le prix de revient du produit. On doit accepter de payer deux à trois fois plus cher le nouveau médicament même s’il coute deux fois moins. Quand on observe cette évolution nous constatons à travers cette démarche caricaturale ce qui suit :
- Années 50 et 60 du 20ème siècle : le prix des sulfamides et des antibiotiques se situait autour de 1$US
- Années 70 et 80 les nouveaux antibiotiques et les médicaments des maladies chroniques se situaient entre 5 et 20$US
- Années 90 et 2000 : 10 à100$ cardiovasculaire et neurologie
- Années 2000-2010 :100 à 10000$ : Nouvelles insuline, produits de biotechnologie et carcinologie
- 2010 et suivantes :10.000 à 100.000 $US pour les nouveaux médicaments du cancer, Hépatite C et similaires
- 2018 et suivantes 100000$ à 1000000$ Thérapie génique ex:
– LUXTURMA (Lab Spark contre la dégénérescence héréditaire de la rétine 850000$ le flacon)
– KYMRIAH: Novartis contre leucémie très agressive enfants 475000$(Satisfait ou remboursé!!!)
– La FDA a annoncé en Juin 2018 que d’ici 2022 40 nouvelles thérapies géniques seront agréées

Nous voyons également une évolution inexorable vers des prix qui donnent le vertige à tous les décideurs quelque soient leurs moyens actuels. Nous allons vers des thérapeutiques à plusieurs vitesses. Les pays en développement vont décrocher très rapidement. Même ceux ayant actuellement les moyens de suivre cette spirale vertigineuse décrocheront l’un après l’autre. Cette évolution est protégée par un bouclier lié à la propriété intellectuelle. Sous couvert de protéger la recherche (souvent financée par des ressources publiques) et l’innovation le système mondial ne fait qu’accentuer les inégalités. Beaucoup de voix s’élèvent dans le monde pour dire que l’on est d’accord pour payer le double du prix de revient des médicaments pour financer la recherche mais pas pour payer cent fois plus leur prix de revient (tableau 3).
Médicament | Prix de la boite dans les pays développés US$ | Prix de la boite en Egypte ou en Inde US$ | Prix estimé du coût de la production US$ |
Sofosbuvir | 14.000 à 20.500 | 161 (Inde) | 68 à 136 |
Simeprevir | 9166 à 14.865 | 241 (Egypte) | 130 à 270 |
Daclastavir | 1128 à 14.899 | 175 (Egypte) | 10 à 30 |
Plus grave encore le dernier « complément d’enquête » du 9 Septembre 2021 indique que les pénuries de médicament sont organisées pour rechercher une meilleure rentabilité et augmenter les prix. Dans ce reportage une question fort pertinente est posée par le commentateur qui indique « qu’un laboratoire qui fait 80% de son chiffre d’affaires avec la sécurité sociale à t-il le droit d’abandonner des traitements essentiels ? » alors qu’il distribue aux actionnaires des milliards d’Euros sous forme de dividendes.
A mon avis une stratégie de confrontation n’est pas la meilleure solution dans ce domaine car il y a bien d’autres possibilités qui peuvent satisfaire la communauté internationale (riches et pauvres). A titre d’exemple pourquoi les prix des médicaments ne seraient pas modulés par le PIB de chaque pays ou de chaque catégorie de pays. Cette approche introduira beaucoup plus de justice sans toucher les intérêts des multinationales dans leurs marchés des pays développés.
Les pays devront unir leurs efforts pour trouver des solutions de « Santé Publique » à cette source d’iniquité et d’injustice. Comme le disait l’épidémiologiste américain Paul Farmer :
« plus le médicament est efficace, plus grande est l’injustice commise contre ceux qui n’y ont pas accès »
Et le Maghreb ?
Cette approche se limitera aux trois pays suivants Algérie, Maroc et Tunisie (tableau 4) en raison de l’absence de données au niveau des deux autres pays (Lybie et Mauritanie) et de la grande similitude en matière de développement de l’industrie pharmaceutique pour les trois premiers.
PAYS | ALGERIE | MAROC | TUNISIE |
POPULATION (2018) | 42 | 36,2 | 11,5 |
ESPERANCE DE VIE (2016) | 76,08 | 75,82 | 75,73 |
PIB 2017 ( MILLIARDS US$ ) | 175,5 | 110,7 | 39,9 |
PIB/HAB (2017) US$ | 4292 | 3151 | 3496 |
ECHANGES MAGHREB % | 3,9 | 2,8 | 9,5 |
DEPENSES SANTE %PIB (2016) | 7,06 | 5,53 | 6,74 |
- Ces trois pays possèdent la même origine arabo-berbère. Ils ont connu le même colonisateur et des indépendances proches (1956-1962). La religion musulmane y est quasi-majoritaire et les langues de base pratiquées sont l’Arabe et le Français. Les programmes des études pharmaceutiques sont similaires et s’inspirent des pays francophones. Les législations pharmaceutiques sont très voisines avec la même source d’inspiration adaptée au contexte de chaque pays.
PAYS | ALGERIE | MAROC | TUNISIE |
MARCHE PHARMA (Millions US$) | 3400 | 1500 | 850 |
DEPENSES/HAB (US$) | 80 | 47 | 70 |
RANG AFRIQUE | 3 | 5 | 6 |
Le marché pharmaceutique de ces trois pays indique une supériorité de l’Algérie en matière de dépenses par tête d’habitant. Leurs rangs à l’échelle africaine indique qu’ils occupent des places d’honneur.
L’industrie pharmaceutique marocaine est la plus ancienne. Elle compte plus de 40 unités et couvre 65% des besoins du Maroc (en valeur). Elle est suivie par la Tunisie qui compte 33 unités spécialisées dans le médicament et couvre en valeur légèrement plus de 50% des besoins du pays. L’industrie pharmaceutique en Algérie est la plus récente des trois.
Elle compte 80 unités industrielles et son taux de couverture nationale par la production locale est identique à celui de la Tunisie.
L’Algérie est le seul pays du Maghreb à disposer d’un Ministère dédié à l’industrie pharmaceutique. Pour la Tunisie et le Maroc le secteur est sous la tutelle des Ministères de la Santé. Pour les trois pays du Maghreb du Nord nous notons l’absence de coopération réelle au niveau des structures administrativo-techniques et un cloisonnement des marchés. Les pays du Maghreb du Nord regardent dans les mêmes directions (Europe et Afrique) mais en tant que concurrents. Des tentatives de coopération ont été mis en place :
- La Commission Mixte d’Achat en Commun transformée en 1989 en Commission Maghrébine d’Achat en Commun
- Le Comité Maghrébin d’Harmonisation des législations
- Des accords bilatéraux de reconnaissance mutuelle (Maroc et Tunisie en 2014)
- La fédération Pharmaceutique du Maghreb Arabe
- Etc.
Tous ces accords et procédures n’ont pas résisté à l’usure du temps et ont disparu petit à petit sans, parfois, avoir connu un brin de réalisation.
Par ailleurs et en tenant compte du nombre d’unités dans chacun des pays, force est de constater que nous avons affaire à de petites PME dans la majorité des cas. Les capitaux sont fermés à travers un caractère familial très prononcé. Ces derniers points contribuent à la fragilité sectorielle et à l’absence de politiques communes entre les industriels pour relever les défis auxquels notre région est confrontée. Il est indéniable que nos politiques pharmaceutiques ont besoin d’une industrie pharmaceutique puissante pour répondre aux besoins de demain. Une population de la taille du Maghreb est nécessaire pour être pris en considération dans le futur.
PAYS | MAGHREB DU NORD |
POPULATION | 89,5 Millions |
PIB 2017 | 326 MD US$ |
PIB/HAB US$ | 3737 US$ |
MARCHE PHARMACEUTIQUE | 5700 Millions US$ |
DEP;PHARMA/HAB | 66 US$ |
RANG MARCHE (AFRIQUE) | 1ER |
RANG PRODUCTION LOCALE (AFRIQUE) | 1er |
Rien qu’en additionnant nos chiffres actuels (Tableau 6) nous constatons que notre puissance réside dans notre union et non dans nos divisions. Il est permis de rêver comme le disait un de mes amis aussi MAGHREBIN que moi.

Pr Amor Toumi
Professeur de Pharmacologie
Ancien Responsable au Ministère de la Santé
Ancien Haut Fonctionnaire de l’OMS (Genève)